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Éloge de Jacques Le Divellec

Éloge de Jacques Le Divellec Posted on 23 juin 20241 Comment

Cher Jacques,

14 h 30 à l’église Saint-Pierre-du-Gros-Caillou, dans le VIIe arrondissement de Paris, je me rends à tes obsèques, le cœur serré. Je m’attends à voir ce lieu sacré débordant de proches et d’amis ; il sera à peine à moitié plein. « La marque des grands : pas beaucoup de monde », me dira un ami quand je lui raconterai la chose. « C’est plus classe que les enterrements faux-cul. » Il a raison. Mais je pense que, tout de même, Jacques, tu aurais aimé que certains VIP de la politique et des médias, que tu as accueillis, bichonnés, nourris, et dont tu as toujours su préserver l’image, fassent quelques pas pour saluer ton départ. Je ne reconnais pas grand-monde à part quelques personnes de ta famille, tes fils, ton épouse, un ou deux journalistes. J’identifie Pierre Bonte, seul sur un banc. Il doit y en avoir d’autres que je ne reconnais pas. Sonnée par l’émotion au passage de ton cercueil, je le resterai toute la journée et toute la soirée. Celle-ci doit se passer au Moulin-Rouge avec Gérard Bertrand et ses nouvelles cuvées (on en reparlera), et j’ai le rare privilège de pouvoir assister au spectacle. Je n’en aurai pas le courage : la fatigue, un accès de claustrophobie et d’agoraphobie m’éjectent du foyer sans fenêtre du grand cabaret. Je ne verrai peut-être jamais ce spectacle. Tant pis. Un deuil, c’est physique autant qu’émotionnel. Il faut lui obéir.

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Ce relatif petit nombre de personnes à l’église est, en quelque sorte, à l’image de ta discrétion. C’est curieux, tu n’étais pas quelqu’un d’effacé, tu étais une forte nature et un sacré caractère, mais tu étais discret. La fille de Mitterrand mangeait chez toi avec son père depuis des années et personne n’en savait rien. Ce n’est pas toi qui a vendu la mèche. Ton restaurant était construit sur une culture de la discrétion dans le sens où elle permettait l’échange d’informations. Et moi, j’ai travaillé avec toi. Souvent. Ce sont les éditions Solar qui nous ont présentés l’un à l’autre, pour la rédaction d’un ouvrage de trois cents recettes et plus, Bien cuisiner poissons et fruits de mer. Cela nous a pris des mois et nous sommes devenus amis, grands amis. Ta maison était une maison de confiance, nous étions amis de confiance.

Comme il était agréable de travailler avec toi ! Tu étais le plus net, le plus droit, le plus ponctuel, le plus prolifique des chefs auteurs. J’arrivais avec mon petit ordinateur et je m’installais dans ton bureau, face à toi. Un café, et en avant, marche. « Où en sommes-nous de l’alphabet ? » me demandais-tu. « Nous en sommes à M et nous n’avons pas encore abordé le mulet. » Tu avais embrayé immédiatement : « Un bon mulet, c’est meilleur qu’un mauvais bar. » Et nous nous sommes mis à régler son compte au mulet : cru, cuit, salé, en tartare, en carpaccio, poché à la poissonnière et servi avec plusieurs sauces… Parfois, je suggérais une préparation, et c’était reparti comme en 14 : tu me dictais une, deux, trois recettes de plus qui sortaient complètes de ton esprit, tout armées comme Athéna du crâne de Zeus. Rarement j’ai eu à revenir avec toi sur un détail ou un ingrédient manquant. Combien j’ai appris ! Il suffisait d’évoquer une espèce marine, un coquillage, un poisson, une plante littorale ou n’importe quel légume, c’était comme appuyer sur un bouton et tout venait. Tu avais tout dans la tête, dans un ordre parfait, et tu me dictais d’abord les ingrédients, ensuite la recette. Texto. De retour chez moi, je me rendais compte à chaque fois que cette dictée n’avait besoin d’aucune réécriture à part quelques détails de code typographique et l’ajustement de l’ordre des ingrédients. Nous bossions comme des bourricots et c’était reposant, grâce à ton génie culinaire et à ta clarté mentale.

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La plupart du temps, tu m’invitais à déjeuner après notre matinée de travail. On commençait par un petit bol de crevettes grises en amuse-bouche, et le sommelier apportait du muscadet-sur-lie. Je me délectais de tes tartares, de tes saumons gravlax, et même s’il t’arrivait de me proposer une viande ou une volaille « pour changer », je ne prenais que du poisson. Du poisson, du poisson, du poisson. De magnifiques dos de turbot avec des pommes Pont-Neuf et une somptueuse béarnaise (tu étais un sacré saucier ; tu m’expliquais que tu avais appris cela à l’école hôtelière de Clermont-Ferrand, dont c’était la spécialité). Des mérous entiers en croûte. Du bar accompagné d’un beurre blanc aux algues. Du homard, des langoustines, une bouillabaisse, des huîtres chaudes (« frémies », tu disais) à la laitue de mer. Des écrevisses comme je n’en ai jamais vu ailleurs. Je te dois tant, pour les nourritures matérielles autant que mentales ! Pour toi, tu commandais la pêche du jour, mais parfois, tu en avais « marre du poisson » et tu prenais du poulet, un steak, un verre de rouge. Il y avait toujours un ou deux invités à ta table : j’en ai croisé, du monde, à ton côté…

Plus tard, quand tu as publié aux éditions de La Martinière, je t’ai suivi d’autant plus naturellement que j’étais déjà auteur pour cette maison. Nous nous sommes attaqués au saumon, aux huîtres, aux verrines marines. Et puis le temps a passé et tu as vendu ton restaurant. Nous nous sommes revus plusieurs fois, mais plus si souvent. Tu as commencé à te reposer.

Quatre ans après la vente de ton restaurant à Matthieu Pacaud, en 2017, je t’ai proposé de venir manger avec moi au restaurant qui se nommait désormais « Divellec » et tu as accepté. Je t’avais prévenu que j’en ferais un article : Au Divellec avec Le Divellec. En voici une version mise à jour.

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Trente ans de belle cuisine marine dégustée par des classes voraces : politiques, médias, show-biz. J’en ai vu, des choses, des gens, chez Le Divellec. Guillaume Durand à table avec Étienne Mougeotte, croquant de toutes ses dents dans son homard rôti tenu à deux mains. Julien Clerc, toute séduction dehors, dînant avec deux beautés. Elkabbach, Duhamel et autres figures des médias ou de la politique. Chanteurs, chefs étoilés, critiques, brasseurs d’affaires, bouilles médiatiques. Le Divellec était l’endroit stratégique où l’on venait soit pour être vu, soit pour ne pas être vu. Être vu : envoyer un message. Faire savoir, par exemple, qu’on va faire son retour en politique après une traversée du désert. On allait chez Le Divellec pour que tout le monde finisse par être au courant. Ne pas être vu : vous vous souvenez de l’affaire Mazarine ? Cela faisait des années qu’elle déjeunait régulièrement avec papa chez Le Divellec avant que les paparazzi ne sévissent. « Maison de confiance, dit le loup de mer fondateur, où l’on savait garder les secrets. »

Comment ce lieu pouvait-il servir à la fois de présentoir pour décisions de carrière et de savoureuse cachette où l’on pouvait se réunir discrètement ? Cela tenait à sa configuration, à son plan de salle et à la vigilance feutrée du chef. L’ancienne salle était en équerre, avec salon-bibliothèque juste devant l’entrée. C’était le seul endroit du restaurant où l’on n’était pas vu des autres clients. La partie longue, d’un seul tenant, était occupée par une série de tables rondes incrustées dans des alcôves savamment espacées, avec des canapés en demi-lune. Il était alors facile de voir qui était venu ce jour-là, mais personne n’entendait ce qui se disait dans les alcôves d’à côté. Tout au fond, c’était la table du chef, qui pouvait jauger la situation d’un coup d’œil. Le service suppléait aux éventuels blocages de perspective : « Chef, Jospin est là. » Chef : « Ah ! » Moi : « Ça veut dire quoi ? » Chef : « Qu’il est de retour. » Pour un homme public, revenir au Divellec pouvait être lourd de sens. Juste avant de déjeuner, ou même pendant, le chef se levait pour faire un tour de salle. Passant de table en table, il saluait, conversait, recueillait mille petites ou grandes informations qu’il conservait, emmagasinait ou distillait selon son choix. Quiconque livrait une bribe d’info à la table de Le Divellec savait parfaitement ce qu’il faisait, toujours en fonction du double effet maison de confiance et vecteur d’information, qui n’était contradictoire qu’en théorie.

Sa cuisine se passe de justificatif : le chef a écrit de nombreux livres et aucun doute n’a jamais plané sur sa puissance, sa créativité et sa rigueur culinaires. J’évoquerai surtout mes souvenirs nostalgiques : ces écrevisses énormes, magnifiques, qu’il m’avait servies et que vous pouvez admirer plus haut (« Oh des pattes-rouges ! » Réaction du boss : « Tu te crois où ? »). Les meilleures crêpes Suzette de Paris, et de très loin. Les délicieux tartares de poisson (qu’il fut le premier à servir en France), le somptueux turbot grillé, les poissons énormes — bars, mérous, daurades royales — rôtis en croûte de sel ou de feuilletage, apportés entiers en salle, découpés « à la voiture » et accompagnés de parfaites sauces à base de beurre blanc, aux herbes, aux algues… Tiens, les algues ! Jacques à été un des premiers à les introduire en gastronomie française. Avec lui, le mot « première fois » figure en surbrillance. Peu s’en souviennent. Que de petites révolutions culinaires on lui doit ! Non seulement les premiers tartares et carpaccios de poisson en France, mais aussi le premier saumon à l’unilatérale : c’est lui l’inventeur, eh oui. Il a aussi rapporté le gravlax de Scandinavie, le barbecue nord-américain au Hilton Suffren (il fut longtemps chef consultant de la chaîne Hilton tout autour du monde et chef exécutif de nombreux palaces internationaux), et créé les fameuses huîtres frémies à la laitue de mer — remettant du même coup au goût du jour les huîtres chaudes un peu oubliées depuis l’avant-guerre…

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Travailler avec lui sur un livre est un régal. À la simple évocation des ingrédients de base, la recette se forme instantanément et il ne reste plus qu’à la noter sous une forme presque définitive. Jacques est une force de la nature et l’a toujours prouvé par sa cuisine, débordante d’idées, d’expérience, d’ouverture sur le monde, d’impeccabilité et de goût. Ouverture sur le monde : constatez-le en lisant le livre que nous avons réalisé ensemble aux éditions de La Martinière, Le Tour du monde de Jacques Le Divellec. Ce que vous y lirez vous surprendra. Vous y découvrirez un pionnier de la world food qui a depuis longtemps exploré des terrains que certains croient actuellement découvrir. On ne fait jamais assez attention aux pionniers ; ils passent trop souvent inaperçus. Pour tout ce que Jacques Le Divellec a apporté à la cuisine, sans oublier les nombreux grands chefs qu’il a formés, je refuse qu’il passe inaperçu. Dévalorisation de l’histoire et de la mémoire (que l’on redécouvre plus tard comme si l’on inventait la poudre), jeunisme unidimensionnel, formalisme sous couvert de branchitude et définition artificielle d’une avant-garde : les mouvements culinaires se servent souvent de ces artifices pour s’autodéfinir, parfois même pour simplement exister ; et dans cette logique, on a écrit beaucoup de bêtises sur Le Divellec. J’ai même lu quelque part « paquebot figé dans les eaux mémorielles ». J’aimerais voir où en seront, côté théorie et pratique, certains jeunes-turcs de la modernitude culinaire quand ils auront l’âge de Jacques, combien d’innovations réelles et de défrichages indiscutables ils auront laissés derrière eux. Ils ne savent pas qu’ils doivent à Jacques Le Divellec pas mal de plats qui sont devenus notre patrimoine. Il n’a jamais, jamais été ringard et ne le sera jamais.

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Au Divellec nouvelle version, quelque chose attrape mon regard : la palette de couleurs. Bleu-vert et bleu-gris marins en plusieurs nuances, or, sable clair, fauve, noir : le code couleur de l’ancien Le Divellec. Le style bourgeois confortable avec échappées marines est toujours là. On a l’impression de se retrouver au même endroit qu’avant, mais sous une forme profondément remodelée. S’il y a un salon où l’on peut s’isoler et quelques tables un peu plus tranquilles que les autres, le système des alcôves a disparu. Fini l’espacement stratégique : un peu partout, les conversations des voisins sont audibles. On ne partagera plus ici les secrets de la même façon. Si Divellec peut encore être une maison feutrée, elle n’est plus celle des confidences. Le changement, outre la cuisine, est là. Autre nouveauté : un grand bar à caviar recouvert du plus beau marbre d’Italie (« Ça a coûté une blinde », dit Jacques) occupe une bonne partie de la salle.

(Snip. On me pardonnera de passer sur le déjeuner, qui était oubliable. Oui, il y a eu un avant, où Jacques était aux commandes, et un après ; et le passé est le passé. Il en convient, sans amertume.)

Du temps du grand Jacques, le chariot des desserts était célèbre. Pour moi, meringue, fruits exotiques, crème fouettée à la vanille Bourbon. Tout est dans le titre. « Fruits exotiques » signifie coques de fruit de la Passion fourrés d’un sorbet du même. Pour le chef, entremets au chocolat grand cru de Jacques Genin, et je termine cette aventure culino-spatio-temporelle (passer de Le Divellec à Divellec), non sans avoir appris de mon compagnon de table que l’espace situé à ma droite, à l’angle de la rue Fabert et de la rue de l’Université — oui, le salon-bibliothèque où l’on pouvait déjeuner sans être vu — pourrait bientôt être converti en salon karaoké.

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