Faire des confitures est une activité passionnante et euphorisante. Faire des marmelades l’est encore plus. En cette fin d’hiver et ce début de printemps, j’en ai fait beaucoup, profitant des agrumes bio et rares qui me sont tombés sous la main. M’étant consacrée tour à tour à la mandarine de Blida, à l’orange amère, au pomelo, de nouveau à la mandarine de Blida, puis à la mandarine de Corse (c’est pareil), au citron Meyer, au citron d’Italie-gingembre, à la bergamote et prochainement au citron vétiver, je pense avoir acquis une assez bonne expérience de l’exercice et je compte vous en faire profiter.
Ce qu’il faut retenir, avant de commencer, est que ce n’est pas compliqué, ce n’est pas difficile, mais c’est long. Les étapes sont nombreuses et minutieuses. Au plus rapide, comptez vingt-quatre heures pour une bonne marmelade. Le processus actif, en dehors de la phase de macération, prend entre quatre et cinq heures. Ce que la marmelade n’est pas et ne sera jamais, c’est une occupation de gens pressés et inaptes au travail méditatif.
D’abord, qu’est-ce que la marmelade ? C’est une confiture au sens large, c’est-à-dire une préparation de confiserie à base de fruits et de sucre, mais elle est à différencier de la confiture (au sens étroit) et de la gelée. Toutes les marmelades sont des confitures, mais toutes les confitures ne sont pas des marmelades. Alors que la confiture (au sens étroit) est une cuisson de fruits au sucre dans leur jus jusqu’à épaississement et gélification (obtenue grâce à la pectine contenue par les fruits), la marmelade se compose de morceaux de fruits confits pris dans une gelée. Son origine, en Europe, est nébuleuse mais remonte au plus tôt à la démocratisation du sucre, donc XVIe-XVIIe siècle. En Chine, depuis longtemps, on prépare une marmelade médicinale en ajoutant du miel en fin de cuisson d’une décoction de zestes de pamplemousse finement émincés.
Lorsque Nostradamus publie en 1555 son Excellent et Moult Utile Opuscule à tous nécessaire, qui désirent avoir cognoissance de plusieurs exquises receptes, divisé en deux parties, la seconde partie, consacrée aux confitures, inclut plusieurs recettes de gelée ou de confiture de coings dont une au moins est, techniquement, une marmelade (le mot « marmelade » est absent du livre). Soit dit en passant, on est certain que le mot « marmelade » vient du portugais marmelo, « coing ». Les premières marmelades proprement dites furent à base de coings, et la méthode fut plus tard attribuées aux agrumes, particulièrement aux oranges amères (ou bigarades, ou oranges de Séville) dont les îles Britanniques faisaient grand cas. De nos jours, la marmelade de coings est malheureusement tombée dans l’oubli (rien n’empêche de l’en ressortir) et le terme « marmelade », dans la législation commerciale française, ne s’applique qu’aux marmelades d’agrumes.
Le confisage des agrumes — ci-dessus les mandarines confites de l’atelier Lillamant, à Saint-Rémy-de-Provence — concrétise la fascination qu’exercent sur l’homme ces fruits du soleil, d’autant plus que beaucoup d’entre eux mûrissent en hiver et paraissent ainsi conserver en eux l’énergie de l’été. La marmelade, tout comme les fruits confits, exprime le désir de fixer dans le temps cette lumière et ces parfums célestes.
Pour revenir à la marmelade médicinale chinoise, les Coréens ont repris la recette avec succès : au yuzu (yuja), à la prune ume, au gingembre, à la poire, etc., et on la trouve en bocaux. Ces marmelades sont consommées en boisson réconfortante, délayées dans de l’eau chaude. Les marmelades d’agrumes européennes ne sont pas moins médicinales ; c’était leur fonction originelle. Rien de tel pour apaiser les petits problèmes stomacaux ou rhino-pharyngés ; les colons anglais des XVIIIe et XIXe siècles en savaient quelque chose, qui emportaient aux Indes des caisses de marmelade d’orange amère pour combattre les tracas intestinaux, pertes d’appétit et autres faiblesses qui s’abattaient sur eux en climat torride. De nos jours, une marmelade correctement faite possède aussi toutes ces vertus : une cuillerée remet l’estomac en place et adoucit la gorge.
Agrumes de Damien Blasco, à retrouver sur Culinaries.
Passons maintenant à la méthodologie. Les techniques que je vais vous décrire ont été développées au fur et à mesure de ma pratique de la marmelade. Elles n’ont pas valeur de règles universelles ; il s’agit juste de la méthode que j’ai jugée bonne en ce qui me concerne. Tous les agrumes peuvent y passer, pour peu que leur arôme en vaille la peine, et les obtenir en bio me paraît indispensable car le fruit est consommé en totalité, pulpe, jus et écorce. Cependant, les agrumes étant une famille très diversifiée, vous ne procéderez pas de la même façon avec chaque variété.
Étape 1 : nettoyage et découpage des fruits
D’abord, lavez à l’eau tiède, très soigneusement, vos agrumes. Pour faciliter leur pressage, vous pouvez les laisser tremper quelques minutes dans de l’eau chaude.
Ensuite, afin de choisir le traitement, considérez à laquelle de ces trois catégories d’agrumes appartient le fruit qui vous intéresse :
1. Agrumes à peau dure, adhérente aux segments (oranges douces, pomelo, citrons, lime de Rangpur, chinotto vert),
Lime de Rangpur (Damien Blasco). Une rareté très aromatique qui ne m’échappera pas l’année prochaine.
2. Agrumes à peau souple, peu adhérente aux segments (mandarines, oranges amères), ou à peau trop fine pour être zestée (bergamote, citron Meyer, chinotto à maturité, cédrat yuzu),
3. Agrumes à peau dure et épaisse contenant très peu de pulpe et de jus (cédrat etrog, combava, pamplemousse).
Si votre agrume est de catégorie 1, commencez par prélever la totalité du zeste à l’aide d’un économe. Pressez ensuite les fruits pour obtenir le jus. Ayez soin de réserver tout ce qui reste : pépins, ziste et membranes. Règle d’or des marmelades : on ne jette absolument rien, à part le petit bouton restant du pédoncule.
Cédrats et citron rose (Damien Blasco).
Si votre agrume est de catégorie 3 (je n’en ai pas encore marmeladé, mais je la mentionne pour mémoire), zestez-le de la même façon, mais travaillez au couteau si la peau est trop bosselée. Vous prélevez un peu de ziste avec, mais aucune importance. Réservez à part le jus, les pépins et le reste du ziste. Dans le cas des cédrats de type etrog, qui sont tout en zeste et en ziste, ouvrez le fruit en deux, passez-le au presse-agrumes afin de récupérer les trois gouttes de jus et les pépins, et coupez carrément tout le reste (zeste et ziste) en petits cubes. Cette catégorie nécessite généralement de compléter la quantité de jus avec beaucoup de jus de citron de saveur neutre (verna d’Espagne par exemple) afin que votre marmelade ait l’acidité nécessaire.
Si votre agrume est de catégorie 2, vous ne pouvez pas le zester avec un économe, la peau est trop fragile. Coupez les fruits en deux et passez-les au presse-agrumes. Recueillez et filtrez le jus, recueillez aussi les pépins et la pulpe qui restent dans le filtre. Versez tout le jus dans un grand récipient. Ensuite, à l’aide d’une petite cuillère insérée entre l’écorce et les membranes internes laissées par le pressage, détachez celles-ci en raclant bien l’écorce. Si vous déchirez un peu l’écorce, ce n’est pas très grave. En général, elle tient bon.
Vous devez, en fait, retirer tout ce qui est humide. Il vous reste les demi-coques d’écorce sèche avec la majeure partie du ziste.
Taillez un grand carré d’étamine de coton ou de lin. Placez-le sur une assiette creuse ou un bol. Déposez-y tous les pépins, la pulpe et les membranes détachées des écorces. Tout ce bazar, c’est la réserve de pectine, essentielle pour la gélification. Si vous avez zesté vos agrumes, ajoutez tout le ziste aux membranes et aux pépins. Au besoin, coupez-le en petits morceaux pour gagner de la place (il ne faut pas que votre sachet soit trop gros).
Avec précaution, sans laisser la moindre ouverture mais sans trop comprimer les ingrédients, enfermez ceux-ci dans l’étamine pour faire un petit baluchon. Liez très solidement celui-ci de quelques tours de ficelle bien serrés, et faites plusieurs nœuds. Rognez l’excédent de ficelle et d’étamine, et voilà votre sachet. Plongez-le dans le jus des agrumes en attendant la suite.
Maintenant commence une étape délicate de votre marmelade, l’éminçage des écorces. Bien entendu, si vous avez zesté vos agrumes, passez cette étape : émincez finement les zestes en filaments, en allumettes, en petits carrés, en lapins, en ce que vous voudrez.
Voici la technique pour bien émincer les demi-écorces (ici avec des mandarines de Blida). Munissez-vous d’un couteau chef bien aiguisé. Superposez-les demi-écorces deux par deux ou trois par trois. Appuyez fortement pour les aplatir contre le plan de travail.
Coupez la superposition en deux moitiés égales.
Superposez les demi-écorces (vous obtenez donc quatre ou six couches).
Émincez, de la forme que vous voulez. Ici, de fines allumettes. Pour la bergamote, j’ai fait des petits carrés.
Voilà, le plus dur est fait. Dans le récipient contenant le jus et le sachet, ajoutez toutes les écorces émincées. Complétez avec de l’eau afin que le sachet soit bien immergé sous la ficelle. Recouvrez le bol de film étirable et gardez le tout 24 heures au frais, au frigo ou sur un balcon.
Ici, macération de mandarines cultivées en Corse. Comme elles étaient bio, et qu’elles avaient encore leurs feuilles, j’ai ajouté les feuilles à la macération pour accentuer le goût. Ça donne effectivement un petit plus, un parfum supplémentaire.
Certains vous recommanderont de faire blanchir les écorces pour atténuer l’amertume. Lourde erreur ! Sacrilège, même. J’ai un principe en cuisine qui s’applique particulièrement aux marmelades et aux agrumes : ne perdre aucune saveur naturelle. Au contraire : la favoriser, l’exalter. L’agrume possède trois qualités organoleptiques : arômes, fraîcheur (acidité), amertume. Les trois doivent être absolument préservées. L’amertume, c’est bon, c’est sain, c’est précieux, cela fait partie des vertus médicinales et gustatives de tous les agrumes. On ne se débarrasse pas de l’amertume, on la cultive, afin que le sucre puisse harmoniser ces trois qualités et jouer la symphonie finale. Même l’extrême amertume de la bergamote est délicieuse en marmelade.
À très bientôt pour la suite de ce tuto marmelade !
Bonjour Sophie et un grand merci pour vos recettes et conseils. J’ai un petit chinotto acheté cet hiver et dont les fruits sont restés verts, je pense malgré tout qu’ils ont muri. J’aime beaucoup les confitures ou marmelades d’agrumes aussi vais je tenter de les utilisea avec d’autres fruits car la récolte n’est pas abondante. Merci et continuez à nous faire profiter de votre expérience.
Merci Sophie pour l’émerveillement à cette si belle lecture, la jubilation à la perspective de faire des marmelades, la beauté des images enfin… J’admire beaucoup !