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Table, la grande table

Table, la grande table Posted on 5 mars 20231 Comment

On n’a vraiment pas envie de faire des effets de style, encore moins des effets de manche, pour décrire un tel repas. On se sent cloué au sol par la nécessité d’une honnêteté presque surhumaine. Le moindre procédé rhétorique, le moindre artifice nous ferait honte. Quand on a mangé ainsi, on se sent à la fois comblé et tout petit. On a simplement reçu, en dehors des parcours réglementaires, une réponse aux questions : qu’est-ce vraiment que la gastronomie ? Où est passée la vraie cuisine française ? On veut se montrer digne de ce qu’il y avait dans les assiettes, respecter tout cela. Et l’on a vu, éprouvé tant de sensations et d’émotions qu’au moment d’écrire, la tête nous tourne. On ne pourra pas tout décrire. Rien de ce que j’écrirai ici ne rendra totalement justice à ce déjeuner chez Bruno Verjus, c’est impossible, c’est cuit d’avance. Mais il faut essayer, tout en sachant très bien qu’aucune espèce d’article ne réussirait à épuiser le sujet. Comme il n’est pas nécessaire d’espérer pour entreprendre, allons-y.

Verjus

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La première impression qu’on éprouve à Table est paradoxale — cette salle est unique en son genre —, mais la lumineuse cohérence du lieu s’impose et croît de plat en plat. À Table, le restaurant parisien doublement étoilé de Bruno Verjus, l’objet table a été dès l’origine étiré sur toute la longueur de la salle et ajouré de demi-lunes pour y recevoir les convives. Ce comptoir sinueux, serpentin, redéfinit le geste de se mettre à table : on prend place dans une alcôve pour déjeuner ou dîner à la fois seul et accompagné. Chaque alcôve nous isole comme un confessionnal, mais on est toujours assez près du voisin pour que la communion ait lieu. Premier paradoxe. Table est le restaurant qui a aboli (ou presque) la table parce qu’en réalité, la table est le restaurant tout entier.

Verjus

Du début à la fin du repas, on éprouvera des sensations devenues très rares au restaurant : anciennes, archétypiques, historiques, mythologiques. Sans avoir été prévenu, on est précipité dans un monde onirique, un rêve autant qu’un repas. Les souvenirs remontent : on ne les identifie pas immédiatement, car ce sont d’abord les sensations qui parlent, visuelles, sonores. Depuis quand un restaurant ne vous avait-il pas fait ressentir cela ?

Verjus

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Apparaît à l’imagination une forêt de pins sous un ciel d’orage : masse vert sombre sur fond gris anthracite. C’est celle qu’évoquent l’acier, poli et patiné comme un vieil argent, des casseroles, des étagères, des crédences, des plans de travail et les uniformes vert bouteille des cuisiniers. C’est beau et apaisant, conjugué aux gestes de l’activité culinaire. Les produits sont tous à leur poste, certains se laissent voir : un canard maturé qui fait le cochon pendu, une truffe prête à jouer de la mandoline. Et elle en jouera, ce jour-là, et du couteau plus souvent encore. On est en pleine saison de la Tuber melanosporum, et celle-ci tombera toute fraîche sur nos assiettes sans la moindre retenue — en pluie, en giboulée, en avalanche, en fagots, en éboulis, en glissement de terrain.

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Table, c’est d’abord de la couleur. L’acier du comptoir, aux tons d’argent et d’étain, est celui de toute la cuisine, jusqu’aux casseroles rutilantes.

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Et le comptoir est la place d’honneur, particulièrement au fond de la salle. C’est là que le travail, le « ballet des cuisiniers » pour employer une expression rebattue, se déroule directement sous votre nez. À quelques centimètres : un peu plus et l’on tomberait dedans. Je crois qu’on n’a jamais à ce point rapproché salle et cuisine, convive et cuistot. Et même : la limite entre cuisine est salle est abolie.

Verjus

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Le terme de ballet, de chorégraphie, pour être rebattu, n’est pas vain ici. Les cuisiniers évoluent dans cet espace étroit comme s’ils ne formaient qu’un seul corps. On se parle, mais personne n’élève la voix. On se déplace, mais personne ne bouscule personne. Certains gestes se font à plusieurs, mais chaque bras trouve sa place. C’est tellement bien arrangé qu’on croit entendre une musique. La satisfaction, l’humeur joyeuse règnent : à celles de déguster, de se régaler, répondent celles de travailler. Sous la direction de l’attachant et bondissant Sigurd Hoste, directeur de salle, la joie circule dans toute l’espace. À cette joie répond celle de la sommellerie — Aurélien Robert et Agnese Morandi — qui provoque une divine surprise à chaque verre, qu’il s’agisse d’un saké junmai servi en gobelet d’argent, d’un savigny-lès-beaune du domaine Chandon de Briailles ou d’un Manfredi bianco, blanc oxydatif en appellation Terre Siciliane, lumineux et solaire.

Verjus

Verjus

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À propos de lumineux, la lumière est parfaite. C’est rarissime dans un restaurant en forme de grotte qui oblige à l’éclairage artificiel. Cette lumière vive mais non excessive est idéale pour admirer et photographier. C’est un restaurant pour photographes. Il sera inutile de tripoter la balance des blancs en retouchant ces photos.

Puisque la frontière entre cuisine et salle a disparu, nous voilà plongés dans une expérience qui ne ressemble à celle d’aucun autre restaurant et qui pourtant nous restitue ce qu’on y avait perdu : ce culte du feu, cette plénitude du goût, cette atmosphère de forge rougeoyante qui animait les cuisines françaises de jadis, cette puissance roborative sacrée. Cette cuisine de l’émerveillement qu’on a peu à peu abandonnée au profit d’une cuisine de poudres, gels, roublardise, effets modeux, suivisme et cuistrerie. Le restaurant redevient lieu héroïque, sortilège, théâtre, temple. Un autel des dieux Lares qui réinvente à chaque service le bonheur de manger. Un peu partout, et surtout en France, l’âme de la cuisine française paraît éteinte. À Table, elle pète le feu, profonde et intemporelle. Manger ici nous apprend que tout n’est pas encore tout à fait foutu.

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Bruno a pris le restaurant français tel qu’il n’est plus mais tel qu’il sait avoir existé et lui a rendu son sens profond. Il a réfléchi à chaque élément en le poussant un peu plus loin qu’il n’est raisonnable et a atteint une maîtrise, un équilibre que l’on ne croyait plus jamais trouver dans la gastronomie française. De cette gastronomie, il a retrouvé l’énergie ancestrale sous une forme épurée, sensuelle.

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Cette épure, cette sensualité, il l’obtient en obéissant simplement à son principe de toujours : la perfection des produits. Celle-ci a été sa réputation bien avant qu’il ne devienne restaurateur. Non content d’être un de nos plus grands sourceurs de produits exceptionnels, Bruno sait quoi en faire, et avant tout les respecter. D’accord, « respecter les produits », c’est un lieu commun, comme « le ballet des cuisiniers », veuillez m’en excuser, mais ici, on comprend ce que ces mots veulent dire. Et sur le clavier vertueux que constituent ces produits maîtrisés sur le bout des doigts, Bruno peut se permettre des astuces, s’amuser, car en art, seule la maîtrise autorise à jouer.

Surtout, la maîtrise du beurre. Bruno est le seul chef de ma connaissance qui sache se servir du beurre : en tant qu’épice. Le beurre est un ingrédient qui dit : « Laisse-moi parler. Laisse-moi m’exprimer. Fais-moi mousser, fouette-moi, émulsionne-moi, fais-moi ghee, fais-moi noisette, mais laisse-moi faire le boulot, je gère. Mon pouvoir sur le goût est magique. » Bruno sait entendre ce message. Entre ses mains et celles de son équipe, le beurre retrouve sa liberté et s’épanouit.

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Plusieurs plats de ce menu dégustation témoignent de cet art du beurre, surtout le homard. Ce homard, on l’a vu venir : dressé juste devant nous sur le comptoir. Je dis : « Cuisson parfaite, tendre et croquant, voilà comment il faut servir le homard ! » Le crustacé est enrobé d’une saveur profonde, caressante. Il m’a bien eue, Bruno, qui me raconte l’histoire à la fin du repas : en fait, le homard est cru, ou pratiquement. Décortiqué, portionné, trempé dans un beurre clarifié presque noisette qui lui confère ce goût brioché, long, persistant, et donne l’illusion que le homard est cuit. C’est un miracle du beurre parmi tant d’autres : un homard à peine cuit qui devient plus que lui-même.

Verjus

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Bruno : « On est libres, on fait ce qu’on veut. » Libres parce que l’acte de cuisiner l’exige. Libres de s’offrir des audaces que personne d’autre ne se permet et de te servir des astuces dont aucune n’est gratuite. Te balancer un poischichotto ou un lentillotto couvert de seiche crue et nappé d’une sauce bisque. Rouler la seiche en bonbon et la hérisser de mini-cubes de truffe dans une huile d’oignon grillé. Oser le foie gras cru tiédi dans un consommé de crevettes avec une tranche de poutargue. Associer l’huître d’Utah Beach juste raidie et une résille de chou rouge. T’envoyer quelques feuilles de trévise d’Udine avec (encore) un fagot de bâtonnets de truffe. Rôtir un pied de choux de Bruxelles jusqu’à ce que ceux-ci ouvrent les bras de détresse et en servir les feuilles avec une fricassée de pouces-pieds. Célébrer les noces du bar de ligne de l’île d’Yeu maturé et du caviar osciètre dans un mucilage de céleri-rave au verjus. Pour finir par te présenter une volaille tendre, parfaitement rôtie, roulée autour d’un foie gras dans une sauce Albufera — oui, parfaitement, Albufera. Même pas peur.

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Lentillotto

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Bonbon de seiche, truffe, jus d’oignon grillé

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Pot-au-feu de foie gras tiédi dans un consommé de crevettes, poutargue Trikalinos.

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Chuître

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Choux de Bruxelles violets à la broche, pouces-pieds

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Bar de ligne de l’île d’Yeu maturé, caviar osciètre, mucilage de céleri-rave

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Volaille, foie gras, truffe, sauce Albufera

On s’en doutait, compte tenu de ce qui précède, mais les desserts ne donnent pas dans le gras, le sucré et la fioriture, plutôt dans la simplicité et la plénitude. Une glace aux pralines roses en hommage à la mère Brazier, une madeleine tiède trempée dans l’huile d’olive du Magne, et une tarte au chocolat à l’infusion de câpres, coiffée d’une petite toque de caviar osciètre et rappelant la formule de Coco Chanel : l’opposé du luxe, ce n’est pas la pauvreté, c’est la vulgarité. Et ça, c’est du luxe.

Verjus

Verjus

Verjus

Un mot sur la carte des vins et des boissons, soixante-deux pages en harmonie totale avec le principe de liberté, d’éclectisme et de créativité qui règne ici. À la pioche : cinq vins de Toro Albala, la Cidrerie du Vulcain, et pour les bières : Voirons, Cantillon, Trois Fontaines. Champagnes : treize Selosse, cinq Ulysse Colin, sept Vouette et Sorbée. Des Cossard, des Overnoy et des Jean-Yves Péron. Tout ce qu’il faut pour être heureux, et tellement plus encore. Je vous avais prévenus, je suis très loin d’avoir tout dit. Mais j’espère faire mieux la prochaine fois.

Table. 3, rue de Prague, Paris XIIe. Réservation en ligne sur le site du restaurant.

1 comment

  1. Perhaps the most poetic and wonderful essays about a restaurant I have ever read. It makes me wish to get on a plane to eat several meals there over a week’s time.

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