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Retour à La Grenouillère, avril 2023

Retour à La Grenouillère, avril 2023 Posted on 22 août 20231 Comment

J’étais pourtant sûre d’avoir posté quelque chose sur La Grenouillère lors de mon premier passage, en octobre 2013, presque exactement dix ans avant mon séjour récent. Je n’ai rien retrouvé Chez Ptipois, je devais être débordée par mon travail sur le premier livre d’Alexandre Gauthier, où j’avais dû assurer au dernier moment un service de traduction-rewriting assez musclé (« On n’échappe pas à son destin », avais-je dit à l’époque à Alexandre, car j’avais, quelques mois auparavant, espéré participer à cet ouvrage par l’intercession de mon ami David Kinch — mais en définitive la chose s’était faite de façon inattendue, sur la décision de l’éditeur qui avait récupéré le projet.)

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À travers la porte de la maison de la Source (La Grenouillère).

Cette parenthèse providentielle m’avait valu de passer trois jours enchantés dans cette retraite fraîche et verte de ce qu’on n’appelait pas encore les Hauts-de-France — on disait encore Nord-Pas-de-Calais —, et il faut bien reconnaître que l’acharnement pudibond d’une époque incapable de poésie à rebaptiser tout et n’importe quoi pour apaiser un public hypothétique n’est, encore une fois, qu’une anecdote sans importance. La poésie est dans la région même, peu importe son nom. L’hôtel était déjà, et est encore plus maintenant, le plus charmant du monde, éparpillé dans la verdure comme un village de lutins. En octobre, la fraîcheur battait son plein, les pommes vous tombaient littéralement sur la tête dans le grand verger où s’élevaient (et s’élèvent encore) les Huttes, les Huttes où je dormais. Dès l’entrée, j’avais déjà décrété que c’était le plus bel hôtel du monde ; le fait que la télé fût enveloppée d’un sac à pommes de terre en grosse toile comme un otage de braquage de banque n’y avait pas été pour rien. Enfin, la boîte à décerveler réduite à l’humilité ! Petit détail, bien sûr, mais qui m’avait renseignée sur le parti pris de finesse, de beauté brute et de simplicité qui animait cet univers esthétique. Y retournant à la toute fin du mois d’avril 2023, j’ai constaté avec joie que ça n’avait pas changé. Que c’était encore plus beau.

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Fin avril, c’est le moment où le printemps est le plus irrévérencieux, où la nature se déploie à fond la gomme. Le restaurant, les chambres, le verger et les alentours prennent une allure de hameau de légendes, de demeures de sorciers, presque de village de Schtroumpfs ou de Hobbits, mais aucune affectation là-dedans : c’est le quartier et sa géographie particulière qui produisent cet effet. Si vous voulez tourner un conte de fées, posez la caméra ici.

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Cette fois, ma chambre était dans la Maison de la Source, éblouissante de grâce et d’un goût parfait. Qu’il suffise de dire qu’elle est dotée d’une cheminée, d’une baignoire devant la cheminée (le meilleur emplacement pour une baignoire), d’une cabine de luminothérapie, d’un jardin de curé privatif qui bouillonne de buis et de jacinthes sauvages, d’un très bel escalier en bois qui craque un peu et d’un souci constant et attentif de laisser la beauté de cette vieille demeure telle qu’elle est, avec ses carreaux de grès à motifs et ses portes un peu usées.

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La légende du petit déjeuner.

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On a même poussé la fantaisie jusqu’à clouer, dans les toilettes, sur une porte en bois qui fait caisse de résonance, trois petites boîtes à musique à manivelle. Ce n’est pas chez [censuré] qu’on verrait ça. Aussi, clafoutis aux pommes, fiole de liqueur de prunelle (délicieuse), cafetière Chemex, et tout un tas de gâteries charmantes, de l’arrivée au petit déjeuner, accompagnées d’emballages de papier blanc trop mignons et d’explications exquises. Une nuit dans cette suite et l’on passe les jours suivants à se demander si l’on n’a pas rêvé.

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La grande fraîcheur de l’achillée millefeuille.

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Asperges crayons prêtes à croquer.

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Petits oignons capsules rouges marinés à l’apéro.

Le soir, dîner au gastro, et rien n’a changé non plus : c’est toujours cette symphonie incroyable entre salle et cuisine, grand espace où tout s’organise sans bruit, avec une espèce de joie intérieure. La cuisine d’Alexandre Gauthier reste fidèle à elle-même : une façon originale, humble et attentive de convoquer la nature et de lui rendre hommage. Je vous avoue que je me suis laissé embarquer par cet hymne à la terre et à la mer (« lecture incarnée de la Côte d’Opale », dit le menu). Je me suis abandonnée, ce qui est le meilleur compliment qu’on puisse faire au chef et à son équipe. Je dois avouer une chose : j’ai été emportée par un rêve du début à la fin du repas et je ne peux plus détailler. Tout au plus puis-je extraire de ce flot le cocktail et sa feuille d’achillée, le fagot d’asperges blanches qu’on nous offre à croquer toutes crues, le bulot blanc de la Côte d’Opale, le merveilleux pigeon, son jus et ses abats.

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Des accords vins parfaits, fouillés, éclectiques, un peu fous et pour cette raison très sages.

Au cours de ma vie, j’ai souvent râlé contre la haute gastronomie parce qu’elle ne me donnait que rarement ce que j’attendais le plus : la conscience d’être en un lieu et de l’entendre parler. Qu’est-ce que ça m’apporte de me faire servir du homard breton au bord de la Méditerranée ? Du wagyu importé du Japon à Athènes ? Je veux savoir en quelle terre j’ai mis les pieds, je veux sentir à la dégustation d’un plat exactement quelles plantes sauvages y sont endémiques, je veux avoir l’impression d’avoir les galets, le sable, la tourbe ou la vase sous les pieds. Je veux en sentir l’odeur. J’ai même besoin de pouvoir imaginer la forme et la vitesse des nuages.

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À La Grenouillère, tout est conçu pour refléter non seulement la nature mais aussi son empreinte locale la plus concrète, comme un estampage, un monotype. Un peu comme Hokusai appliquait sur le papier une feuille de lotus enduite d’encre et, une fois celle-ci retirée, dessinait une grenouille le long du pétiole. C’est la même démarche.

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Huîtres bonbons de la Côte d’Opale.

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Saint-jacques et premiers pois : le produit brut à peine travaillé, juste assez.
Le vert croquant qui sied à la saison.

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Le bulot blanc de la Côte d’Opale (au sud de la baie de Somme, ce n’est plus le même bulot).

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Du vert, du frais, du neuf. Et l’asperge blanche roule des mécaniques,
parce que c’est sa saison et elle a le droit.

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Le pigeon de Licques rôti bleu, et la petite brioche qui rappelle Alex Croquet (l’inspirateur du pain).

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Le foie du pigeon dans un jus réduit, et ci-dessous, gnocchi truffés.

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C’est ainsi que nous avons eu le sol, l’air, les eaux et la saison. Désolée, je ne peux plus faire le détail de ce repas de fées et des splendides accords vins qui l’accompagnent, ni de l’atmosphère dense et vivante exhalée par cette équipe unie comme un seul corps, et encore moins de l’unique, de la formidable énergie qui se dégage de cette grande cuisine au travail. Je me suis plongée sans réfléchir dans cet instant, cédant au plaisir, à la joie. Je n’ai pas pris de notes. Engueulez-moi, mais c’est ainsi.

La Grenouillère
19, rue de La Grenouillère, 62170 La Madelaine-Sous-Montreuil
Tél. : 03 21 06 07 22
https://lagrenouillere.fr/fr/

À suivre, car ce n’est pas fini, il faut aussi aller à la mer…

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