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Kemer : deux soupes kurdes pour redevenir parisienne

Kemer : deux soupes kurdes pour redevenir parisienne Posted on 29 juillet 2023Leave a comment

Quand j’ai été absente de Paris pendant quelque temps — cette fois, dix jours au Domaine du Conte bleu dont je vous entretiendrai un peu plus tard —, j’ai besoin d’un certain rituel pour me faire de nouveau adopter par ma ville. J’ai toujours remarqué qu’elle me boudait un peu au retour, comme un chat qu’on a laissé seul trop longtemps. Il faut faire quelque chose pour la mériter de nouveau, redevenir parisienne. Chez moi, en général, ça se négocie avec un après-midi de shopping rue du Faubourg-Saint-Denis. Oui mais voilà : rue du Faubourg-Saint-Denis Nord ou rue du Faubourg-Saint-Denis Sud ? C’est très différent. Au nord du boulevard de Magenta, ce sera pour acheter des mangues du Pakistan en petit carton rectangulaire, de la viande de chèvre chez Asi Boucherie (il n’y a que là que j’en trouve), refaire mon stock de riz basmati, d’épices entières, de papad et de pickles ; acquérir quelques pâtisseries sirupeuses à base de lait condensé (j’adore ça), et peut-être me perdre dans l’immense supermarché indien VT Cash and Carry de la rue Cail. Ce sont des courses assez vite faites, et ça se termine par un masala dosai bien saturé de ghee au Saravanaa Bhavan, au 170 de la rue du Faubourg-Saint-Denis. On a beau essayer des dosai ailleurs, ceux-ci sont imbattables.

Cette fois, j’ai sorti un petit kilo d’épaule de chèvre de mon micro-congélateur et je prévois d’en faire un korma. Or, sur un site culinaire indien, je tombe sur une version intéressante de la recette qui exige vingt-quatre heures de marinade dans le yaourt et les aromates et, en cours de cuisson, l’ajout d’une purée d’oignons caramélisés. Vendu ! Il me manque des oignons, du yaourt et quelques menus articles. Alors, Faubourg Nord ou Faubourg Sud ? Comme je projette également de faire un tour dans les boutiques ayurvédiques du passage Brady et que le yaourt idéal sera facile à trouver dans les épiceries-boucheries kurdes du coin, ce sera Faubourg Sud. J’ai tellement envie de faire mes courses et de rentrer vite fait que je ne projette même pas de manger un morceau en cours de route. Pourtant, je n’ai quasi rien mangé de la journée.

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Mais Paris est humide aujourd’hui. Humidité asymptomatique puisqu’il faut tout de même faire semblant de croire les médias. Humide comme une forêt tropicale : malgré une température moyenne, l’atmosphère est celle d’une serre. Il y a même des sacrées draches qui nous tombent sur la fiole sans crier gare. J’ai beau adorer la pluie, au sortir du passage Brady (où j’ai trouvé à peu près tout ce que je cherchais, sauf le yaourt), je prends la sauce et c’est un peu gênant tout de même, avec de lourds sacs de shopping à chaque main. Il va falloir prendre une décision rapide et se mettre à l’abri.

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Il se trouve que, immédiatement à gauche de la sortie Faubourg-Saint-Denis du passage Brady, il y a un petit restaurant kurde, mais ma réflexion ne va pas si loin : il pleut des hallebardes, et kurde ou pas, là est mon refuge. D’accord, mais j’ai vu, l’espace d’un instant, sur le menu extérieur, Soupe aux pieds et à la tête d’agneau. J’écarquille les yeux ; est-il possible qu’existe une telle merveille et qu’on la serve ici ? Pour moi ? Qu’une pancarte affichant un menu promette de réaliser mes rêves les plus fous ? C’est alors que je découvre, avec un soupçon de surprise, que j’ai faim.

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J’entre dans la petite salle et j’y trouve le patron et la patronne attablés. Je demande si l’on sert encore (ou déjà, il est plus de 17 heures). Mais bien sûr ! Et, sans plus de cérémonie, je commande la soupe convoitée. La dame n’est pas certaine qu’il y en ait encore. Elle va vérifier : il y en a. Elle me dit qu’il y a aussi la soupe de tripes. En effet, l’iskembe çorbasi, le classique velouté de tripes qui réveille les morts et guérit les cuites, figure bien au menu, à côté de l’également classique soupe de lentilles mercimek çorbasi.

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La réalité est au-delà de mes attentes : cette soupe à la tête et aux pieds d’agneau est extraordinaire de la tête aux pieds. Dans un bouillon tomaté riche et épais, pimenté juste ce qu’il faut, les petits morceaux d’agneau sont tendres et moelleux. La patronne m’a prévenue : « Je vous ai mis de la sauce. » « La sauce », c’est beaucoup d’ail cru haché dans du vinaigre blanc ou du jus de citron, donc une cause profonde de bonheur. Bonne pioche, sérendipité, magnifique adresse, et que soit louée la pluie battante.

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« Je vous sers aussi la soupe de tripes », dit-elle. Je dis oui sans réfléchir, même si je ne comprends pas bien, car je n’ai pas commandé la soupe de tripes. Alors soit il y a un malentendu, soit elle est très fière de sa recette. Peut-être l’un et l’autre, finalement, ou peut-être aussi estime-t-elle qu’un seul bol de soupe ne suffira pas à me nourrir par une telle journée d’intempéries, ou un autre motif mystérieux, mais une chose est certaine : cette dame cuisine divinement bien et a toutes les raisons d’être fière de sa soupe de tripes. Cette fameuse spécialité de la cuisine populaire de Méditerranée orientale, appelée patsa en Grèce (ça se sert au petit déjeuner dans les gargotes des marchés de boucherie pour alléger les symptômes de la gueule de bois), doit réunir plusieurs conditions : les tripes de bœuf doivent être tendres et taillées menu, le bouillon doit être bien épaissi à la farine et convenablement acidulé, sans excès mais de façon notable. Certaines versions incluent une liaison finale à l’œuf et au citron (avgolemono). L’ensemble doit être onctueux et très, très velouté, une caresse, un doudou sous forme de soupe. Et là aussi, la dame a « mis de la sauce », je sens les petits bouts d’ail croquer sous la dent, libérant leur saveur puissante et bienfaisante. De quoi embaumer le taxi du retour, ce qui n’a pas manqué de se produire (l’ail n’a pas d’odeur mais un parfum, sachez-le une bonne fois pour toutes). Plusieurs établissements du quartier proposent cette soupe de tripes, mais celle-ci est la meilleure que j’aie mangée.

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Le verdict est vite rendu : la cuisinière a du talent et mitonne avec amour une cuisine traditionnelle à la saveur profonde et familiale. Certains plats ont déjà leur réputation : l’agneau rôti du vendredi soir, l’imam bayildi, la moussaka, les aubergines farcies. Je suis donc en présence d’une adresse exceptionnelle, d’une perle rare hidden in plain sight. Figurez-vous que ça existe encore, et là n’est pas le moindre sujet d’étonnement. J’ai dû passer des dizaines de fois devant Kemer sans même remarquer son existence. Pour me faire pardonner, j’y retournerai. Encore et encore.

Kemer, restaurant de spécialités kurdes, cuisine traditionnelle. 42, rue du Faubourg-Saint-Denis, Paris Xe. Tél. : 01 45 23 59 22. Ouvert tous les jours de 10 heures à 1 heure du jeudi au samedi, de 11 h 30 à 23 h 30 dimanche et lundi, de 10 heures à 23 heures le jeudi.

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