Cet été 2023 n’en finit pas de nous gâter (nous sommes en octobre bien tassé et il n’est pas encore terminé). Le 18 septembre, nous étions quelques membres de l’association Movis à bénéficier d’une initiation exclusive aux sept cépages de la Champagne. L’événement était organisé par Jean Dusaussoy, artiste des accords mets-boissons, et le restaurant Géosmine. J’écris « artiste » de préférence à « spécialiste », j’y reviendrai.
Tout était parfait dans cette initiation : le talent de Jean et de l’équipe du restaurant s’associaient pour notre plus grande joie. Nous n’en avons raté ni une goutte ni une miette, et nous avons vécu ce déjeuner à bulles comme un moment suspendu, hédoniste et studieux.
Ouvert mais non réservé aux membres de Movis, l’événement rassemblait également journalistes, sommeliers, photographes.
Les hôtes : Géosmine est un lieu à l’architecture atypique (salle de bistrot au rez de chaussée, petite salle lumineuse à l’étage, séparée de la cuisine par un comptoir) que nous connaissions naguère sous le nom de Botanique. Changement dans la continuité, les deux noms puisent dans l’univers naturel, puisque la géosmine est le phénomène olfactif qui succède à l’orage — l’odeur de la terre après le tonnerre de Zeus. Tout le monde aime ce genre de truc, et il faut avouer que c’est un très joli nom pour un restaurant, surtout en comparaison avec le minimalisme qui caractérise les noms des récentes ouvertures parisiennes (je ne m’attarde pas sur ce point ; on peut en discuter si vous voulez). Il évoque en tout cas le jardin, l’atmosphère, les éléments et particulièrement l’eau et la terre. Le cadre du restaurant possède lui aussi ce côté jardin en pleine ville, et ce qui est très fort, c’est qu’il n’a même pas besoin de pots de fleurs ou de compositions végétales pour y parvenir. Un peu de bois naturel, une certaine lumière, quelque chose dans l’air, ça ne s’explique pas.
Vincent Glaymann, sommelier. Regard vif, espiègle, enthousiasme communicatif quand il évoque sa recherche d’accords et de belles bouteilles. Au restaurant, 90 % nature, soit dit en passant. Tout au long de ce repas, il nous livrera le secret de l’inspiration du chef, de son exercice sur les sept crus. Aucun détail n’y manquera, ce sera toujours clair et limpide.
Maxime Bouttier, chef. Une silhouette, une élégance, un regard. Ce Sarthois d’origine, fils de fermiers, neveu de boucher-charcutier, a pris la nature à bras-le-corps et l’a forcée à livrer des secrets non avouables. Il a même réussi à brouiller les limites entre règne végétal et animal. Il efface d’un geste la dualité végé-carné, la dépouille de sa pertinence de telle sorte qu’on n’y pense même pas. Du moins d’abord. Après, oui, peut-être, quand on s’aperçoit que les éléments qu’il a disposés sur l’assiette ne jouent pas leur rôle convenu mais « s’en vont ailleurs ». Un ailleurs parfaitement cohérent.
Vincent et Maxime ne sont pas du genre à exécuter une partition en pensant à autre chose. Si on leur propose de travailler des accords, ils travailleront vraiment, ils n’enfonceront pas des portes ouvertes. Dans cet exercice, dit Vincent, « un chef et un sommelier ne doivent pas être prestataires, ils doivent être collaborateurs. »
Le sujet est si riche que je ne sais pas par quel bout prendre ce papier : les champagnes, la cuisine, les gens ? On va commencer par un petit mot sur l’association Movis. Créée en 2021, elle s’est donné pour objectif de rassembler « toutes les personnes qui, sous des formes diverses, participent régulièrement à l’expression et à la diffusion de la pensée et de l’information dans le domaine de la vigne, du vin et des spiritueux ». Elle est jeune, nous sommes des bébés, mais il est clair que son noyau est constitué de gens qui ont beaucoup à se dire et paraissent avoir très envie d’apprendre et de célébrer ensemble. Elle vient juste de décerner son premier prix littéraire (à suivre dans un prochain article). Plus elle existe, plus elle nous plaît, et plus elle gagne de pertinence dans son parcours.
Jean Dusaussoy, en bleu à gauche. Je le connais depuis des années et j’ai suivi son parcours (plus attentivement qu’il ne l’imagine, sans doute). Pourquoi ne l’ai-je pas décrit comme un spécialiste mais comme un artiste des accords ? Parce qu’il est trop en recherche permanente pour être « spécialiste ». Les spécialistes prennent trop souvent leur spécialisme comme une excuse pour rester assis dessus. Je me souviens d’un illustre sommelier qui m’avait ri au nez quand j’avais proposé une lanière de piment habanero sur une entrée, sous prétexte que « le piment tue le vin ». C’était un poncif. Le parfum de ce habanero non seulement ne tuait pas le vin mais aussi l’exaltait par ses nuances fumées,. Oui mais voilà, le sommelier avait trop d’ego et de paresse intellectuelle pour vérifier la chose.
Jean, lui, est un chercheur, un pédagogue, et son parcours est mouvant, constant, inlassable, toujours surprenant par les nouveaux terrains qu’il explore. Nouveau terrain, la Champagne ? Bien sûr. Elle est loin d’avoir dit son dernier mot. Évoquer les sept cépages de Champagne à travers sept crus monocépages, ça a des allures d’œuf de Christophe Colomb, mais il n’empêche : personne ne nous avait encore fait ce coup-là.
Jean m’étonne de plus en plus. Il ne se laisse arrêter par aucun préjugé, ce qui lui permet de renouveler l’approche des vins et des spiritueux en mode océanique (tout breuvage est potentiellement un sujet d’accord). Les sujets, les crus peuvent être classiques, mais l’angle sous lesquels il les révèle est inédit et surprenant. Il ne se contente pas d’apparier boissons et mets, un coup de ceci une bouchée de cela : il va au fond des choses. Il n’y trouve pas toujours ce que l’on attend, mais la recherche n’est jamais anodine et c’est un plaisir d’en goûter le produit. Avec lui, les accords prennent tout leur sens. Ils ne sont pas une coquetterie mais une étude. Son investigation est si fine, si sensible, qu’elle convainc même ceux qui, comme moi, ont une croyance limitée dans les accords et n’y voient pas l’alpha et l’oméga de la relation mets-boissons. C’est le côté scientifique, systématique et perçant de sa démarche qui impose le respect et confère une magie indiscutable aux expériences qu’il partage avec nous. Avec Jean dans le rôle du dépoussiéreur d’accords, Vincent dans celui du sommelier explorateur et Maxime dans celui du révélateur de la terre, nous ne pouvions que passer un moment féerique.
Sur le bout de nos doigts, avant de commencer, nous énumérons ces sept cépages de Champagne : chardonnay, pinot noir, pinot meunier, pinot blanc, petit meslier, arbane et fromenteau. Chaque cuvée monocépage provient d’une maison différente. Les millésimes vont de 2011 à 2018, il y a quelques non-millésimés et une solera.
Avant d’entrer dans le vif de la matière, notons que sur la sélection de sept champagnes, il y a pas mal de côtes-des-bar. Pour moi, très éprise de cette région de Champagne qui commence à se faire mieux connaître, ce n’est pas dépourvu de sens.
La maison Chassenay d’Arce (Côte des Bar), qui m’est particulièrement chère, ouvre le bal avec un pur pinot blanc extra-brut 2012 qui nous charme par sa fraîcheur légèrement miellée, un léger voile de poire confite. Le chef a joué finement sur les amers et la chlorophylle, mais aussi sur le gras, et a évité la facilité ; loin de faire un accord en harmonie, il a misé sur le contraste, empilant un bouquet de feuilles aromatiques — marjolaine, basilic thaï, basilic de Zambie, carvi — sur une pomme dauphine.
Le deuxième champagne présente des notes d’évolution, un peu oxydatives sur une base fraîche et vive. La gilda d’olives vertes siciliennes, guindillas et anchois l’accompagne à merveille, une bombe de goût qui tranche de toute sa salinité dans la fraîcheur du champagne. La cuvée se dévoile : un petit meslier extra-brut non millésimé de la maison Laherte Frères (Côte des Blancs).
Peu d’entre nous ont reconnu les deux précédentes variétés, mais celle du troisième champagne ne fait aucun doute : cette rondeur, cette gourmandise un rien paillarde, c’est le chardonnay. Un zéro dosage 2015 de Leclerc-Briant « Le Clos des Trois Clochers » (Côte des Blancs), réalisé en biodynamie, servi avec une fricassée de trompettes-de-la-mort des Ardennes, sabayon ail noir et sarrasin. On a été quelques-uns, au début, à prendre ces trompettes pour des algues (sans doute parce que nous sommes des dégustateurs fréquents et qu’on nous a tout fait). Ces saveurs terriennes, boisées, un peu sucrées et réglissées avec une touche de lascivité (l’ail noir) étaient taillées pour ce monocépage.
Il est très rare qu’un chef vous apporte à table un plat de viande rouge beau comme un bijou. Il faut peut-être qu’il soit neveu, ou fils, de boucher. Peut-être que ça n’a rien à voir. Peut-être que si. Cette chiffonnade de bœuf normand cuit au bois de hêtre, nappé d’un jus corsé à la moelle, est un somptueux rêve de carnivore. Toute la puissance d’une viande bien soignée, haute en goût (le bœuf normand !), et toute la délicatesse d’un plat de grande cuisine. Il s’associe, de façon logique, avec un champagne vigoureux et charpenté : un brut de solera 2011-2018 « Le Temps pour elle » pur pinot meunier de la maison Piot-Sévillano (Côte des Blancs). Le bœuf y retrouve ses sublimes notes fumées.
L’ovni qui leur succède est peut-être l’accord le plus brillant du repas. Vous accorderiez quoi, vous, avec une tomate cœur-de-bœuf rôtie au barbecue, sauce ponzu, beurre noisette à la tomate ? Vous ne dites rien ? Il y a de quoi sécher, voire pouffer si l’on parle de champagne. Et pourtant, l’arbane fait un sans-faute avec ses bulles vives et son umami qui souligne celui du plat, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il en déborde. Brut nature « Arbane Vieilles Vignes » 2014 de la talentueuse famille Moutard (Côte des Bar).
La maison Drappier (Côte des Bar, encore et toujours) continue l’exercice avec le fromenteau en monocépage. « Trop m’en faut », le nom de la cuvée, évoque l’excès et la ripaille. Non dosé, énergique et incisif, il rencontre un risotto crémeux de petit épeautre, granola au miel et jus de poulet, qui n’a rien à lui envier côté gourmandise et onctuosité. C’est vraiment gentil de la part du chef de nous envoyer des plats délicieux du début à la fin, sans baisse d’intensité, sans qu’on s’ennuie une seconde.
Je n’ai pas gardé la photo, peu évocatrice, mais le pain au lait perdu, crème catalane tonka et lait grillé répondait au pinot noir. En la personne d’un champagne brut Devaux « Cœur des Bar » non millésimé (Côte des Bar).
C’était une double bénédiction : étudier les champagnes sous un angle si original et intéressant, et découvrir un restaurant unique où l’on reviendra. Merci Jean, Maxime, Vincent. À bientôt j’espère.
Géosmine – 71, rue de la Folie-Méricourt, Paris XIe. Tél. 09 78 80 48 59. https://geosmine.com/